Créer des déserts (Extraits)
“Voici un pays où gouverner revient à créer des déserts”
Ce cri de désespoir a été prononcé par l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro lorsqu’il a appris l’incendie du Musée National de Rio de Janeiro en septembre 2018 - la pire catastrophe muséologique de l’histoire du pays -. Pour moi, cette phrase très forte marque une prise de conscience et le point de départ d’un projet actuellement en cours de finalisation, qui accompagne et prolonge les séries Île Brésil et Mon corps est politique.
Les images que je dévoile ici concernent le rapport de prédation qu’entretient le Brésil avec son propre environnement naturel.
Dès mon installation, et au fur et à mesure de mon enracinement, j’ai très vite perçu que le rapport au milieu ambiant - quasi systématiquement envisagé comme un bien d’exploitation, pas de préservation - relevait d’un état d’esprit singulier, propre au Brésil. Mais il m’aura fallu plusieurs années pour commencer à décrypter cette singularité, tant ce pays où “la lumière éclaire autant quelle occulte” - comme le disent eux-même les brésiliens - est d’une fascinante complexité.
Au Brésil, le mécanisme de la conquête commence, étymologiquement, avec l’invasion du territoire par les Portugais au début du 16 ème siècle. L’appropriation forcée des terres est immédiatement prolongée par le mise en œuvre du travail forcé, qui s’appuie sur la traite transatlantique des esclaves - la moitié d’entre eux, à l’échelle mondiale, sera déportée au Brésil -.
Viennent ensuite des cycles économiques d’exploitation - toujours liés aux matières premières : hier canne à sucre et café, aujourd’hui agriculture intensive et hydrocarbures - qui façonnent la topographie du pays et sa sociologie.
Historiquement, et cela n'a pas changé aujourd’hui, la prédation de la nature a toujours été encouragée par le gigantisme du Brésil, son isolement, et le fait qu’il est constitué pour une bonne part d’immenses territoires largement déserts. Jusqu’à un passé récent, il était difficile de donner une coloration politique spécifique à cette culture de l’exploitation du milieu naturel, tant elle relevait d’une mentalité ayant infusé dans toutes les strates de la société. Mais depuis une dizaine d’années, un bloc conservateur et d’extrême droite - toujours très puissant malgré la défaite de Jair Bolsonaro aux élections présidentielles de 2022 - incarne et promeut une prédation inédite dans son intensité et qui, en termes environnementaux, constitue une menace pour le futur du Brésil et bien au-delà.
Par un jeu pervers d’alliances idéologiques et de convergences d’intérêts économiques, ce mouvement réunit les tenants de l’ordre aux représentants du puissant secteur agro-industriel. Dans les collèges militaires, dont le nombre a explosé en une décennie, on enseigne la discipline et l’amour de la patrie. Les pasteurs évangéliques véhiculent le même discours, en lui donnant une assise spirituelle et millénariste. L’agronégoce, qui règne en maître dans le centre ouest du pays et supplante désormais en richesse et en pouvoir les élites traditionnelles du sud, s’appuie sur l’immense popularité de la culture sertaneja pour imposer ses valeurs rurales et conservatrices.
Leur message est très simple : Dieu a donné au Brésil des ressources naturelles presque illimitées. L’exploitation à une échelle industrielle de ces richesses est un acte patriotique qui ne concerne que les Brésiliens. Posé en 2018, le sombre diagnostic d’Eduardo Viveiros de Castro n’a jamais semblé plus actuel et prémonitoire.