Texte de la série Île Brésil, par l’écrivain Brésilien João Paulo Cuenca (extraits)


Le travail de Vincent Catala procède toujours d’une expérience immersive de longue durée. Le fait d’habiter les lieux qu’il photographie en est la condition nécessaire. À la manière d’une sonde qui dériverait entre deux eaux pendant des années, il capte et radiographie lentement la psychogéographie des espaces où il s’enracine. L’instant décisif est ici une construction lente et élaborée qui se confond intimement avec la vie du photographe, résidant au Brésil depuis 2013.

Sans ce temps long pour construire un regard, son travail serait impossible. ”Le Brésil que je photographie, dans l’angle mort de sa propre image - rarement montrée - reçoit peu de lumière. Il faut un temps d’exposition prolongé pour réussir à le saisir et à comprendre un peu – un peu – la dynamique de son immense et fascinante complexité”.

Ce Brésil qui reçoit peu de lumière, cependant, n’est pas à proprement parler plongé dans l’obscurité. Car il est châtié par le soleil tropical, par une luminosité dure et blanchâtre – certains diraient pornographique – qui éclaire et occulte tout à la fois. Le pays que nous montre Vincent Catala est loin des clichés lumineux donnant à voir l’exubérance amazonienne ou carnavalesque, ou les favelas situées entre mer et forêt tropicale comme des cartes postales. Son regard, au contraire, est tourné vers quelque chose qui rend mieux compte de l’expérience brésilienne : un panorama intime de ce que nous brésiliens avons d’étrange et, dans les deux acceptions du terme, d'original. Original dans le sens originaire, premier, mais également d'unique en son genre.

La tension qui émane de ce monde suggère que quelque chose n’y est pas à sa place, mais quoi ? L’histoire du Brésil nous donne ici un début de réponse. L'instabilité politique constante et le recul démocratique incarné récemment par le bolsonarisme - un mouvement qui flirte ouvertement avec le fascisme - s’ancrent dans une origine ancienne. Même si de fragiles mesures identitaires tentent depuis peu de réduire l’exclusion sociale, la dernière nation occidentale a avoir aboli l’esclavage est bel et bien restée structurellement raciste depuis la promulgation de sa Lei Áurea (loi d’or) en 1888. Dans le pays qui refuse de transformer définitivement en Histoire son passé esclavagiste et ethnocidaire, cet état de fait est malheureusement la règle, appelée à se répéter. Ses habitants semblent condamnés à vivre dans un présent infini, sans conscience du passé et, surtout, sans les perspectives qu’offrirait un avenir réellement neuf. Davantage qu’un problème de cognition, il y a là une faille logée à même le langage - un abîme.

Autour de ces habitants, nous découvrons l’accumulation des ruines du progrès dans des couleurs neutres et non saturées. Il y a des terrains vagues, des restes de chantier, des parkings sauvages, des viaducs suspendus au-dessus de la forêt vierge, l’odeur de la végétation et du pneu brûlé. Et une infinité de bâtiments austères, durs comme des projets AutoCad clonés dans le paysage, disséminés sans logique apparente dans l’ébauche de rues en zig-zag, semblables aux vestiges d’un futur déjà révolu.

À l’horizon, on trouve des habitations semblables à des casernes, des immeubles de tailles diverses, séparés d’autres immeubles et de la ville par des murs ou des grillages. À l’intérieur, des habitats génériques baignés d’une lumière artificielle de chambre froide, la même que l’éclairage public. Les sols sont recouverts de carrelage, les murs sont percés de fenêtres aux châssis d’aluminium, un crépi uniforme orne les façades.Dans l'air froid d'un climatiseur trop bruyant, un papier peint défraîchi expose un littoral idyllique.







À l’écart, on devine des zones de pouvoir - églises, ministères, universités, banques, palais gouvernementaux - qui veillent sur d’immenses intérieurs vides en marbre, en bois ou en béton. Leurs proportions gigantesques semblent exposer les passants, les désignant autant qu’elles les isolent. Du modernisme à la récente catastrophe fasciste, le Brésil continuera longtemps à produire et à être le produit de tels espaces.

Cette lumière spectrale qui filtre à travers les fenêtres d’un immeuble de São Paulo est-elle un phare destiné à nous guider ou une mise en garde ? Qui a obligé les passants à creuser dans le terrain vague où des enfants jouent désormais au cerf-volant ? Que cherche ce petit garçon derrière l’ombre d’un arbre ? Et que désirent vraiment les Brésiliens parés de vert et de jaune défilant sur le sol pelé de l'axe monumental,à Brasília ?

Ce qui intéresse Vincent Catala, plus encore que de répondre à ces interrogations, c'est de les énoncer à travers les images qu’il réalise. Pour cela, le photographe a procédé à une immersion complète dans le quotidien du pays, parcourant inlassablement sur des distances immenses des espaces anonymes, ou plutôt "infra-ordinaires" comme disait George Pérec, en quête de signes, de correspondances, de rencontres. Le résultat est un face-à-face avec le réel. On y comprend les choses par la matière ressentie, captée et collectée comme elle se trouve là, au coin d'une rue, au détour d'une gare routière, dans le décor anonyme d'un intérieur.

Les Brésiliens photographiés par Vincent Catala évoquent un mot allemand impossible à traduire avec précision: weltfremd. Un terme qui peut signifier "étranger au monde", "déconnecté de la réalité", "aliéné", voire "idéaliste" dans un sens quichottesque.
Ces sujets hors d’eux-mêmes semblent ne plus reconnaître les rues des villes où ils ont grandi. Ils sont bel et bien dans l’image, mais ils pourraient aussi être hors d’elle : portraits réalisés dans des non lieux où la présence humaine semble irréelle. Ces personnages, comme exilés, semblent n’appartenir à nulle part, ou plus précisément à ce nulle part où ils sont photographiés.

Plus encore que la langue, la croix, le régime esclavagiste et l’ethnocide perpétré contre les indiens, cet état de diaspora mental est peut-être le principal héritage légué par les Portugais à ceux qui se sont répandus sur ces terres. Mais avec une différence majeure : au Brésil, nous nous fuyons nous-mêmes sans voyager ailleurs. Notre propre exil intérieur, notre saudade, sont logés à même nos villes, qui sont autant de machines anthropophages de destruction continue. Qui n’a pas en mémoire le cri de désespoir de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, apprenant l’incendie du Musée National de Rio de Janeiro en septembre 2018 - la pire catastrophe muséologique de l’histoire brésilienne - : "voici un pays où gouverner revient à créer des déserts" ?

Et, de fait, la capitale du gouvernement présidant à la création de ces déserts a été bâtie au beau milieu du plus aride d'entre eux : le Planalto Central. C'est le lieu précis d’où, pour citer Walter Benjamin, "La religion du capitalisme conduit nécessairement au désespoir et à la résignation". Même ici, dans cette île lointaine perdue dans sa propre périphérie. On retrouve de tout cela dans les visages et les paysages saisis par Vincent Catala. Dans le pays qui n’a pas fait sa révolution, le progrès est une illusion, les droits ne sont pas garantis et le désespoir n’explose jamais. Le train fou de la civilisation a déraillé en pleine forêt tropicale, dans la végétation éparse du Cerrado (le maquis de Brasília et sa région), contre les murs de São Paulo.