Entretien réalisé avec Vicenta Perrotta en vue de l’exposition "Mon corps est politique”. Vicenta Perrotta est styliste autodidacte, activiste, éducatrice, présidente et fondatrice de l'Atelier Trans Moras. Elle vit et travaille à São Paulo.
Vicenta, raconte-nous comment nous avons fait connaissance toi et moi, et quelle place le travail que nous développons ensemble occupe pour toi, pourquoi tu le trouves intéressant ?
J'ai rencontré Vincent alors qu'il photographiait l'une de mes "filles" - Manauara Clandestina - à São Paulo. Puis il est venu me rejoindre quelques jours à l'atelier Trans Moras, que j'ai créé il y a dix ans à Campinas (une occupation dédiée à la formation des personnes trans, située en périphérie de São Paulo). Notre rencontre relève donc du hasard. Je l'ai tout de suite considéré comme un allié. Avec le temps c'est devenu un partenaire. Nous avons une sorte de partenariat, comme une réverbération mutuelle creative.
Je suis sensible depuis toujours à l'idée d'accompagner notre projet politique par une réflexion sur notre image, ce que nous montrons et ce que nous souhaitons montrer de nous. Notamment pour la suite, pour le futur. Pour moi il s'agit d'une question de mémoire, de notre perpétuation aussi. Ce qui a attiré mon attention dans ma rencontre avec Vincent c'est qu'il est lui aussi sensible à cette réflexion sur l'image, à un travail qui n'est pas juste une image pour une image, mais quelque chose qui s'inscrit dans une pensée et dans le temps.
Sur cette question du temps et de la mémoire, dans notre cas la construction d'une sémiotique de l'image est nécessairement politique, car elle affronte un autre projet politique, celui d'une esthétique dont les codes sont issus entre autres de la cisidentité et du colonialisme. Notre combat vise à casser ce contrat dominant.
Dans l'esthétique de ce projet dominant, quelle est la place réservée au corps trans ? C'est la mort, purement et simplement. Donc quelle est l'image que nous souhaitons construire pour aujourd'hui et pour le futur, sur et autour du corps trans ? C'est l'image d'une trans en vie qui pense, agit, qui a réussi à sortir de cette prison de l'inexistence politique, visuelle, affective. C'est l'image d'une trans qui a réussi à briser le carcan d'une politique mortifère soigneusement construite et planifiée.
Souvent je me demande ce qui a changé pour nous ces dix dernières années. Est-ce que nous avons été battues, humiliées, agressées ? Oui, oui et oui.
Mais nous sommes là, nous avons avancé. Nous avons construit, nous nous sommes construites, à partir d'une toile, d'un réseau. Cette notion de réseau comme outil de protection est essentielle. Car la cisidentité, la blanchitude, fonctionne aussi en réseau.
Grâce à notre propre réseau donc, en dix ans nous avons eu le droit de prendre de l'âge, nous ne sommes pas mortes. Au Brésil c'est une différence vitale, au sens littérale, car nous avons une espérance de vie très délimitée (35 ans pour les personnes trans blanches, 28 ans pour les personnes trans noires).
Tout mon travail est fondé sur le besoin de réaffirmer en permanence que nos corps sont présents et ont le droit d'occuper l'espace. C'est un droit fondamental. Notre travail avec Vincent sur ma présence dans des lieux normés par la cisidentité, le colonialisme, la blanchité, procède de cette réflexion.
En tant que styliste trans, j'ai développé le concept de transmutation textile (la récupération de déchets vestimentaires qui sont redécoupés et ré-rassemblés par des personnes trans qui en font leurs vêtements).
Je considère cette transmutation comme une métaphore, une nécessité et un outil de défense. Notamment parce que la consommation nourrit la construction de stéréotypes cisidentitaires, ça me frappe beaucoup. Ainsi, au Brésil,, quelles sont les personnes qui consomment, qui ont un pouvoir d'achat ? Il s'agit presque exclusivement du père de famille, du salarié. Nous, nous ne rentrons pas dans ces stéréotypes et ça se traduit par une nouvelle exclusion : pas de pouvoir d'achat, pas de droit à la consommation.
Alors que faire ? On prend les déchets vestimentaires car au regard de la société brésilienne nous ne sommes personne, nous sommes des erreurs. Il y a tout un processus esthétique lié au fait de transformer quelque chose en déchet. On jette, on retire de la circulation, on stocke et on cache. Pour nous, aller à la rencontre des déchets, les transformer, les revêtir, c'est une manière de casser ce processus d'exclusion sociale. De ce point de vue, la transmutation textile est une technologie sociale. Redonner vie aux déchets et aux personnes qui les portent comme vêtements explique qu'aujourd'hui, depuis quelques années au Brésil, des personnes trans produisent de la mode. La mode considérée ici comme modus operandi. Le déchet devient un bouclier qui nous protège, qui nous visibilise, et qui impose aux yeux du corps social dominant notre individualité.